« Le plus beau cadeau ne peut être vu ni touché »

Découpure de journal montrant Ausma Levalds recevant des cadeaux de bienvenue à titre de 50 000e personne déplacée arrivée au Canada après la Seconde Guerre mondiale, 1949. Musée canadien de l’immigration du Quai 21 (DI2013.841.1c).

Ausma Levalds était la 50 000e personne déplacée arrivée au Canada après la Seconde Guerre mondiale

Nous avons fui notre ferme de Lettonie le 8 octobre 1944. À ce moment, mes parents avaient été dépossédés de la plupart de leurs chevaux et de leur bétail par les armées russe et allemande. Tout espoir de vie normale après quatre années de chaos s’était envolé. Pendant trois mois, nous nous sommes réfugiés des combats et des éléments là où nous le pouvions, surtout dans les bois. Lentement, avec notre voiture à cheval et à pied, nous sommes arrivés à Liepaja, une ville portuaire. Nous avons quitté la Lettonie sur un des derniers navires de transport de bestiaux autorisé à quitter notre terre natale. Nous sommes arrivés à Danzig et sommes demeurés dans un immense hangar avec des centaines d’autres réfugiés. À quatre ans, je me suis rapidement désenchantée de ce nouveau pays, ennuyée que j’étais par la morsure du froid et dévastée de constater qu’il manquait de place et de paille pour coucher tout le monde. Les bombardements et les hurlements des sirènes étaient incessants. Nous allions constamment chercher refuge dans des fossés et quand c’était possible, dans des abris anti-aériens. Mais pendant ces années de barbarie, de mort et de destruction, j’ai non seulement été témoin, mais j’ai aussi bénéficié d’actes de bienveillance; un soldat blessé partageant une pomme, un étranger, un morceau de pain ! Noël 1944 à Berlin a été morose, cependant j’ai été choyée, car tandis que plusieurs familles connaissaient la séparation et la mort d’un des leurs, je me trouvais entourée de toute ma famille !

Bien que je connaissais la faim et la peur et que j’étais constamment confrontée aux images, aux sons et aux odeurs de la dévastation et du carnage, parce que j’étais si jeune, je ne saisissais pas toute l’ampleur de la perte et de l’impuissance auxquelles le reste de ma famille était confronté. Notre ferme était en ruines ! La Lettonie n’existait pas, y retourner était impossible. Notre patrimoine était détruit et nous était refusé ! Mais le principal souci était de pourvoir aux besoins de la famille et de savoir où et comment assurer son avenir. Le quotidien dans les camps de personnes déplacées après la guerre est devenu plus stable à cause de l’aide humanitaire que nous recevions. Cependant, pour les réfugiés, il y avait peu d’espoir de se refaire une vie dans l’Europe déchirée par la guerre.

Comme des milliers d’autres personnes déplacées en Europe, je dois beaucoup à plusieurs personnes et organismes, parce que sans leurs efforts humanitaires, notre survie même était menacée. Les efforts d’Eleanor Roosevelt aux Nations Unies ont fait cesser les tentatives russes de rapatriement d’un million de réfugiés encore en Europe. Et le Canada, à la fin de la guerre, a participé activement aux négociations qui ont mené à la création du comité provisoire de l’Organisation Internationale des Réfugiés. Par la suite, le Canada est devenu le premier pays non européen à prendre des mesures concrètes afin de relocaliser les personnes déplacées. Le ministère du Travail a coopéré avec la Division de l’immigration afin de permettre l’admission et l’emploi de milliers de réfugiés. Les personnes déplacées devaient signer une entente de travail d’un an. On avait besoin d’hommes pour les mines, les camps forestiers, les fermes et les usines. Les femmes émigraient principalement comme domestiques et travailleuses d’usine. Certaines personnes déplacées étaient admises au Canada sous garantie d’embauche de leurs commanditaires, tandis que d’autres venaient rejoindre des parents et leur famille au Canada en vertu des règlements d’immigration en vigueur.

Ma famille a émigré au Canada en deux étapes. Mon père et mon frère, Janis et Ilmards Levalds, ont émigré au Canada en juin 1948, sous les auspices de l’organisation internationale des réfugiés. Ils ont quitté l’Allemagne à bord du S.S. Marine Shark et sont arrivés à Halifax le 16 juillet 1948. Les deux bénéficiaient d’une entente de travail agricole émise par le Service national d’emploi à Kitchener, en Ontario. L’entente stipulait que leur salaire mensuel ne pouvait être inférieur à 45 $, avec chambre et pension. Mon père et mon frère eurent bien de la chance d’être ainsi assignés à des commanditaires accueillants et généreux. Mon père se trouvait chez la famille J.E. Greulich et Ilmars, sur la ferme d’Angus Gingerich, toutes deux dans le comté de Waterloo. Ils ont travaillé et économisé leurs salaires afin de commanditer notre venue au Canada.

Ces mois de séparation ont été à la fois anxieux et fébriles. Maintenant, notre tour était venu de nous rendre à la commission et d’attendre que quelqu’un détermine si nous étions de bons candidats pour le Canada. L’attente de ce verdict n’était pas moins difficile que les jugements précédents, à savoir si nous méritions ou non des vivres et un abri. Comme nous étions anxieux de nous trouver en un endroit où bénéficier de la liberté, de voir ses efforts personnels et son travail nous permettre de choisir notre abri, nos aliments et notre éducation ! La peur et la trépidation de ne pas être à la hauteur des exigences de la commission, tout comme l’inquiétude d’être rejetée pour des raisons de santé, m’ont rendue inquiète et m’ont épuisée. Un tel rejet signifierait que je ne pourrais jamais être réunie à ma famille. Le soulagement de finalement recevoir notre acceptation par le Canada était palpable.

Ma mère, Rasma, et moi sommes parties de Cuxhaven à bord du Samaria, qui transportait 1 200 personnes déplacées, le 10 février 1949. Les éléments étaient déchaînés tout au long de la traversée. La majorité des passagers avaient constamment le mal de mer. On mangeait peu de chose et on en gardait encore moins. Le tangage et le roulis du navire qui luttait contre la férocité de l’Atlantique ne faisaient rien pour soulager nos pauvres estomacs. Quelques membres d’équipage prenaient plaisir à nous faire peur en disant que le navire ne pourrait en supporter davantage et qu’il était sur le point de couler.

Pressées de mettre le pied à terre, nous avons quitté le Samaria sous un ciel menaçant, nous étions faibles, fatiguées et anxieuses de retrouver les nôtres. Quand une grande pancarte arborant le numéro 50 000 m’a été accrochée au cou, j’ai été complètement affolée par cette procédure. J’étais confuse de toute cette commotion, j’avais peur et j’étais frustrée par les tentatives répétées de me séparer de ma mère et de ma sœur. Déjà que la séparation de mon père et de mon frère était assez pénible, je ne voulais pas perdre ma mère et ma sœur ! On nous a escortées vers la salle d’immigration pour une cérémonie. Les flashs des caméras et les microphones étaient déconcertants et exigeants ! Malheureusement, j’étais incapable de me prêter au jeu, car je ne comprenais ni ne parlais l’anglais !

J’ai été renversée quand un gentil géant, le maire J.E. Ahern, m’a présenté une poupée de la taille d’un vrai bébé, habillée magnifiquement d’une robe blanche. L’épouse du gentil géant a attaché un pendentif arborant l’écusson de Halifax autour de mon cou – ce fut mon premier et mon seul bijou pendant plusieurs années. L’inspecteur d’immigration A.G. Christie, au nom du ministre MacKinnan des Mines et des Ressources, aussi ministre responsable de l’Immigration, m’a présenté le livre de Taverner « Les Oiseaux du Canada ». Cet ouvrage magnifique a été une ressource précieuse à la maison comme à l’école. Les pages maintes fois feuilletées de la « Bible » reçue du Synode évangéliste luthérien de la Nouvelle-Écosse attestent de la fréquence avec laquelle elles ont été lues. Je n’ai aucune idée de ce qu’on m’a dit à bord du navire avant de descendre à terre, ni dans la salle d’immigration ! J’ignorais pourquoi ces gens en uniforme et en civil me parlaient, me souriaient et me donnaient tous ces cadeaux ! Je ne comprenais pas pourquoi on m’accordait toute cette attention et encore moins ce qu’on attendait de moi ! Je ne comprenais pas que je devais être polie, sourire et répondre « Merci ! ». Ma sœur, qui a été violemment malade tout au long de la traversée, en recevant 5 $ dans la salle d’immigration, a couru acheter une pomme. Et miracle, elle n’a pas eu à faire la file pendant des heures pour revenir bredouille comme en Allemagne !

Je n’ai vraiment réalisé le sens des mots « personne déplacée » que bien plus tard et pendant des années, je trouvais très pénible de me faire appeler ainsi. Plusieurs années plus tard, j’ai découvert qui m’avait offert ces cadeaux et le sens de tout cet empressement et cette gentillesse dont j’ai été l’objet pendant les quelques jours suivants. Le gouvernement canadien m’avait choisie, moi, une fillette lettone de huit ans, pendant que je me trouvais au milieu de l’Atlantique, comme 50 000e personne déplacée afin d’illustrer cette étape de son plan d’immigration.

Je conserve comme des trésors tous ces cadeaux et toutes ces marques de bienvenu. Cependant, le plus beau cadeau ne peut être ni vu, ni touché, mais vécu ! Le Canada m’a permis de devenir citoyenne canadienne, m’a offert un avenir, la liberté d’expression et de religion, la capacité de choisir et de déterminer mon avenir. Je suis éternellement reconnaissante envers le Canada pour tous ces cadeaux et ces privilèges ! Je reconnais par contre qu’en tant que citoyenne canadienne, j’ai aussi des devoirs et des responsabilités envers le Canada. Je m’en acquitte avec gratitude et fierté, dans le respect des lois et des coutumes du Canada, en étant un membre productif et actif de ma communauté et en soutenant les organismes humanitaires au Canada comme sur la scène internationale. Je suis aussi reconnaissante du fait que ma couleur, ma nationalité et ma religion n’aient pas été différentes au point de nuire à mon acceptation et à mon assimilation au sein de la société canadienne.

Cette histoire a été traduite depuis l’original, écrite en anglais.

Numéro d’entrée : S2012.701.1