« Nous étions stupéfiés par son goût et sa consistance »

À leur arrivée dans leur nouvelle maison à Montréal, la plus grande déception de la famille Sander était la mauvaise qualité de la moutarde canadienne.

L’histoire d’immigration de Finn Sander

C’était au matin du 11 mars 1953, une journée de printemps chaude et ensoleillée, et aussi jour de notre départ du port de Copenhague vers un avenir incertain, mais prometteur et rempli d’espoir. Toute la famille s’était réunie sur la rive afin de nous souhaiter bon voyage. L’événement était déchirant et Oncle Kurt a couru tout le long du quai afin de nous souhaiter bon voyage. Une fois sorti de la baie d’Oeresund, le paquebot a mis le cap au nord, en direction de la Norvège. C’était un grand navire nommé SS Stavangerfjord, un des deux navires amiraux de la Norwegian America Line. L’autre, le SS Bergenfjord, était plus neuf et plus grand, mais à mon avis, n’avait pas le cachet du nôtre. C’est ainsi que je justifiais le fait que le SS Stavangerfjord était plus petit, plus vieux (il avait été construit en 1917) et grinçant. C’était quand même un magnifique paquebot qui avait vraiment du panache, à mes yeux, car il avait transporté au cours de la Seconde Guerre mondiale des troupes Alliées vers les champs de bataille du monde entier. Dans mon esprit, je me l'imaginais incrusté de glace et chargé à capacité de matériel militaire et de jeunes hommes nostalgiques en uniforme, en train d’affronter les immenses vagues de l’Atlantique Nord tout en évitant désespérément les torpilles des meutes de U-Boat de l’Amiral Doenitz.

Le lendemain, nous accostions à Stavanger, une ville du sud-ouest de la Norvège, dont le navire portait de toute évidence le nom. C’était une ville agréable et nous nous sommes amusés à jouer les touristes. Le jour suivant, nous sommes repartis vers le nord jusqu’au deuxième plus grand port de la Norvège, Bergen. Encore là, nous avons pu passer la journée à terre et explorer sans perdre de temps ce vieux port de l’Hanséatique et ses alentours montagneux spectaculaires. Puis, le soir même, nous avons quitté le continent européen. Il y avait comme un enthousiasme dans l’air, car la plupart des passagers étaient aussi des émigrants en route vers le Canada et les États-Unis, et plusieurs semblaient alors réaliser qu’en voyant la côte norvégienne disparaître sous l’horizon, ils brûlaient leurs derniers ponts et devraient affronter les difficultés de s’ajuster à la nouvelle vie qui les attendait. C’est sûrement ce que mes parents ont pensé, bien qu’ils aient eu le réconfort de savoir qu’un parent, l’oncle Erik, serait sans doute là pour nous accueillir et nous faire profiter de son expérience au Canada. Mais ce n’était pas le cas d’un de nos compagnons de route, un chauffeur de tramway de Copenhague, en route vers Vancouver avec sa femme et ses cinq jeunes enfants. Il a confié à mon père qu’il ne connaissait personne là-bas et qu’être chauffeur était sa seule expérience de travail à vie. Je me suis toujours demandé comment lui et son imposante famille ont fait pour survire au début de leur séjour, surtout qu’aucun d’eux ne parlait un traitre mot d’anglais.

Le départ d’Europe a été célébré par un immense buffet, le premier festin du genre qu’il m’ait été donné de voir. J’étais sidéré par la quantité et la qualité des aliments et j’ai perdu tout contrôle quand je suis arrivé à la grande table avec mon assiette vide. Le premier aliment qui a retenu mon attention sur cette table était une pile impressionnante de pois verts. Avec appétit, j’ai rapidement rempli mon assiette de ces succulents légumes verts. Je n’ai pas laissé beaucoup de place à quoi que ce soit d’autre, mais je ne m’en souciais guère, car on m’avait dit que je pourrais retourner me servir à la table de buffet. Bien entendu, je me suis vite lassé des pois et je me préparais à retourner à la table du buffet tout en laissant le serveur s’occuper de mes restes de pois, comme je l’avais vu faire avec les restes des autres passagers. Cette manœuvre, par contre, n’a pas su plaire à ma mère, qui a insisté pour que je termine mon assiette avant de retourner chercher autre chose. J’ai obéi, mais après avoir avalé ces centaines de sphères vertes, je ne me sentais plus capable d’ingérer quoi que ce soit. Ce qui n’a pas aidé c’est qu’à ce moment, le navire était en haute mer et le mouvement du navire a fait qu’apparemment les petits pois dans mon estomac se sont animés. Une rapide sortie près du garde-fou a aidé ces petites bêtes à qui j’ai offert la liberté dans la mer de Norvège. J’ai rapidement eu le pied marin, mais mon père, qui a si facilement mal au cœur en voiture, assez pour ne pas pouvoir prendre l’autobus, a commencé à se sentir vraiment malade au fur et à mesure que la soirée progressait. Rapidement, lui aussi a succombé au mouvement du navire. Ma mère, par ailleurs, doit avoir bénéficié du séjour de son père dans la marine danoise, parce qu’elle s’est bien sentie pendant tout la traversée.

En croisant la pointe nord de l’île de Shetland, nous avons rencontré une tempête. Le navire était secoué à chaque fois qu’une vague le frappait. En plus de ce battage répétitif, il y avait les grincements continus qui semblaient provenir de chacune des pièces du navire. Cette turbulence est demeurée constante tout au long de la traversée de l’Atlantique et mon pauvre père souffrait énormément. Je peux compter sur les doigts d’une main les occasions où il s’est aventuré hors de sa cabine après que nous ayons franchi le passage qui sépare les îles Shetland et Faroe. Avec le recul, je crois qu’il a manqué une grande aventure, car je trouvais les repas excellents et j’appréciais la sensation enivrante de me tenir sur le pont supérieur du paquebot en affrontant la mer déchaînée, sans doute parce que je n’avais jamais entendu parler de la fatigue du métal qui affecte les vieux navires.

Mon enthousiasme n’a pas souffert du fait qu’une fois rendus au sud du Groenland et près de Terre-Neuve, nous avons rencontré des conditions semblables à celles qui avaient causé la perte du Titanic quelque 40 années auparavant. Le brouillard, la banquise et les icebergs étaient au rendez-vous, mais l’équipage n’y portait que peu d’attention, sans doute parce que le radar signalait une route bien dégagée. Malgré tout, nous avons fait une collision, mais avec une grande baleine qui s’est trouvée sur la route du navire. L’impact a été ressenti dans tout le bâtiment, m’a-t-on dit. Pour moi, l’incident était fortuit, car je me trouvais à ce moment sur le pont avant et je l’ai observé clairement. J’étais certainement énervé et j’ai vite réalisé que c’était de l’excellente matière pour le récit d’aventure que j’écrirais à ma classe de Bagsvaerd. Je dois signaler que la version de l’événement livrée par le capitaine sur les haut-parleurs du navire, était que le bateau avait frappé une carcasse de baleine. Je suppose qu’il avait raison.

Onze jours après notre départ de Copenhague, j’apercevais le Canada pour la première fois, au moment où le SS Stavangerfjord entrait au port d’Halifax. Vous ne pouvez imaginer combien j’étais enthousiasmé à ce moment. Il faut comprendre qu’à cette époque, les communications par satellite et les vols transatlantiques fréquents et à prix abordable pour le commun des mortels n’avaient pas encore raccourci les distances et rétréci notre planète. C’était avant que la cuisine, la musique, la mode, l’architecture et le reste ne s’américanisent et que les jeunes du monde entier ne portent le jeans, le t-shirt et les espadrilles, ni n’habitent des villes hérissées de gratte-ciels. Pour mes parents et moi, tant de choses seraient nouvelles et différentes. Et nous étions justement sur le point de le constater.

Nous avons quitté une ville propre et coquette, baignée dans l’air tiède et béni du printemps avec ses arômes de gazon frais et les premières fleurs du printemps. Notre accueil s’est fait par une journée grise, humide, froide et venteuse dans une ville qui, selon les critères européens, n’était que sale et architecturalement laide (elle s’est bien améliorée depuis). Notre humeur est devenue aussi morose que la ville et nous avons été soulagés, en milieu de journée, de monter à bord d’un train de passagers du CN en direction de Montréal. Assurément, nous avons trouvé une explication logique. Halifax était une aberration, et la campagne aurait été spectaculaire pour qui n’aurait pas entendu parler des Rocheuses canadiennes. Bien sûr, nous savions que les Rocheuses n’étaient pas à proximité des Maritimes, mais elles ont contribué à élever nos attentes.

Je ne peux pas honnêtement dire que nos attentes étaient comblées. Honnêtement, c’est vrai que la fin mars n’est pas le moment rêvé pour apprécier l’est du Canada. Nous avions quitté le Danemark et ses paysages de petites fermes proprettes sur lesquelles sont appuyés les vélos des propriétaires. Au Canada, à bord du train, nous ne voyions que des fermes dispersées et ornées d’antennes de télévision, où d’énormes Buick étaient stationnées à côté de granges non peintes; chaque pays a ses propres priorités. Les fermiers canadiens nous ont semblé gaspilleurs, négligents et extravagants, ce qui s’explique par le fait que les distances entre les fermes et les villes y sont parfois importantes. Au Danemark, de façon contrastante, chaque ferme était petite et par nécessité efficace, et chaque pied carré était apprécié et soigneusement utilisé. Les courtes distances entre les fermes et les villes se franchissent aisément à vélo, ce qui n’est pas le cas dans les grandes régions rurales du Canada, surtout l’hiver.

Nous avons bien entendu vu et remarqué bien d’autres choses. Par exemple, les porteurs et le personnel de la cantine de Halifax étaient en grande majorité de race noire; je n’avais encore jamais vu de Noirs. De ma vie, je me souviens que ma curiosité d’enfant me poussait à toucher leurs cheveux crépus. Par contre, je m’attendais à voir des Indiens, mais tel ne fut pas le cas. En y repensant, ce n’est guère surprenant; je croyais les voir bien en vue dans leurs costumes d’indigènes et portant des plumes. Je me souviens aussi d’avoir été intrigué par les aliments et les breuvages vendus à bord du train. On y retrouvait une variété de boissons gazeuses, ce qui était tout à fait nouveau pour moi. Du jus d’ananas? Qu’est-ce que ça peut bien être? Et comble d’exotisme, cette fontaine d’eau avec ses gobelets de papier. Des gobelets de papier ? C’était ça « l’Amérique », ou quoi ? Les sandwiches m’ont grandement déçu, par contre. Le pain était si mou que ma mère disait qu’il ressemblait à du coton. Quant aux sandwiches au fromage et au jambon, ils étaient tellement insipides comparés au pain noir massif tartiné de pâté de foie et accompagné de betteraves marinées.

Nous avons traversé Moncton, pas vraiment plus jolie que Halifax, et après une nuit inconfortable à essayer de dormir assis, nous nous sommes éveillés dans la campagne du Québec. Je ne me rappelle pas beaucoup la ville de Québec, sinon l’imposant Château Frontenac qui en domine le paysage. Bientôt, nous traversions le Saint-Laurent par le pont Jacques Cartier en apercevant le profil de Montréal à l’horizon. De loin comme cette ville nous semblait impressionnante. On y voyait trois gratte-ciel, dont le plus haut était l’édifice Sun Life avec ses 25 étages. À cette époque, le bâtiment le plus élevé de Copenhague n’avait que six ou sept étages, alors pour nous c’était gigantesque. Malheureusement, le paysage n’était pas reluisant parmi les taudis de Pointe-Saint-Charles et de Saint-Henri, quartiers que le train traversait avant d’atteindre la Gare Centrale, au cœur de Montréal. Au mois de mars, la vue n’offrait que des cours encombrées, premières impressions décevantes de la ville qui nous ont fait nous demander si toute la ville avant la même allure.

Mon « riche oncle d’Amérique », Erik de son prénom, était un vantard qui perdit tout son prestige lorsqu’il nous accueillit à la gare. Ses affirmations à l’effet d’avoir trouvé un emploi pour mon père, un adorable appartement pour la famille et même une voiture pour notre commodité n’étaient fondées sur rien du tout. En fait, dès ses premiers mots, il nous dit avoir besoin de 50 $ et demanda à mon père de lui prêter un peu d’argent pour résoudre un problème passager de liquidité. C’était la fin des illusions pour mon oncle le riche ! Nous nous sommes rendus à notre « appartement », qui était en réalité une chambre dans une maison de chambres située en face du chemin fer, dans un secteur délabré de la ville. De notre fenêtre, nous avions une vue sur la ruelle délabrée et le mobilier consistait en une petite commode, un lit double, un lit de camp, un évier et un brûleur au kérosène. C’en était trop pour ma mère, qui a alors versé quelques-unes des nombreuses larmes qui lui monteraient aux yeux au cours des quatre semaines suivantes, soit jusqu’à notre déménagement en banlieue.

Nous avons partagé l’espace (et une seule salle de bain) avec deux autres couples. Un compromis pour un gentleman à la retraite, qui semblait avoir mené une vie passionnante dans l’armée, sans avoir obtenu, semble-t-il, beaucoup de compensation monétaire. Sa compagne était une dame amérindienne âgée qui fumait comme une cheminée, qu’il s’amusait à appeler sa « squaw ». Ils faisaient un bien triste spectacle, je crois. L’autre couple était composé d’immigrants récemment arrivés d’Allemagne. Le mari était un ancien pilote de chasse de la Luftwaffe, qui semblait être en état de choc parce qu’il était très nerveux et présentait un tic nerveux au visage. Sa jeune épouse était très attirante et a fait l’objet de l’admiration de mon Oncle – ce qui n’a pas échappé à son attention !!

Le lendemain de notre arrivée, nous avions besoin des choses essentielles. Il fallait d’abord nous procurer des victuailles et pour ce faire, ma mère, mon père et moi nous sommes rendus au supermarché le plus près, une épicerie Steinberg située à l’angle des rues Sainte-Catherine et Guy. Cet endroit était vraiment fabuleux. On y trouvait de tout sous un même toit. C’était la première expérience positive du Canada pour ma pauvre mère déprimée, qui prit un grand réconfort à remplir un panier de provisions. Parce que nous ne connaissions ni l’anglais, ni le français, nous avons eu de la difficulté à identifier certains produits comme la farine, le sucre, le bicarbonate de soude, la fécule de maïs, etc., mais la plupart étaient assez évidents. Ma mère a décidé que notre premier repas serait fait de saucisses et de pommes de terre en purée, vu que nous avions de la difficulté à trouver les ingrédients pour préparer un repas plus élaboré. Les saucisses nous semblaient courtes et une fois cuites, beaucoup moins goûteuses et fermes que les saucisses danoises. Cependant, notre plus grande déception aura été la moutarde, qui ressemblait à la moutarde européenne, mais qui goûtait pire que la pire des moutardes que nous ayons jamais essayée. En fait, nous étions stupéfiés par son goût et sa consistance. En plus, cette substance douteuse n’accompagnait pas bien la saucisse non plus. Nous avons plus tard appris que nous venions de faire la découverte du beurre d’arachides.

Mais le bon côté des choses, c’est qu’en quelques jours, mon père a obtenu un emploi dans un grand atelier de mécanique près de l’Université McGill, au centre-ville de Montréal. L’entreprise portait le nom de Peterson and Traynor Inc., le premier étant lui-même un immigrant qui avait quitté le Danemark dans les années 30, ce qui n’a pas nui aux chances de mon père. Cependant, il devait d’abord être en probation, car selon ses patrons, les mécaniciens canadiens travaillaient vite et efficacement et s’il ne pouvait maintenir le rythme soutenu de l’atelier, il serait remercié. En plus, selon eux, le fait qu’il ne parlait pas anglais et n’était pas familier avec les automobiles américaines d’après-guerre faisaient en sorte que ses jours étaient pour ainsi dire comptés. Mais ils lui ont quand même donné sa chance. Je souligne que mon père est devenu contremaitre de l’atelier après quelques mois seulement, malgré ses défis linguistiques et par la suite, vice-président de l’entreprise.

Cette histoire a été traduite depuis l’original, écrite en anglais.

Numéro d’entrée : S2012.363.1